Diane Arbus, Une Plongée dans les Marges de l’Amérique

Thierry Grizard

16 octobre 2025

Diane Arbus, Une Plongée dans les Marges de l'Amérique

Diane Arbus (1923-1971) a photographié ce que l'Amérique préférait ignorer. Nains, travestis, jumeaux, couples marginaux : elle a documenté les corps et les existences hors norme avec une frontalité radicale. Son travail interroge le regard, la normalité et la violence de l'exclusion sociale.

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En quinze ans à peine, Diane Arbus (1923-1971) a bouleversé ce qu’on croyait savoir du portrait photographique. Son œuvre, c’est une galerie de visages qu’on ne voyait pas, ou qu’on préférait ne pas voir. Des gens aux marges, des identités en décalage avec la norme. À travers eux, elle a posé des questions qui résonnent encore : qu’est-ce qui définit la normalité ? Que se passe-t-il vraiment entre celui qui photographie et celui qui est regardé ? Son parcours est celui d’une rupture radicale avec son milieu d’origine, une quête d’authenticité menée jusqu’au vertige. Et paradoxalement, c’est une femme riche, cultivée, profondément immergée dans le bouillonnement culturel du New York des années 1960, qui a choisi de pointer son objectif vers ceux que la société préférait ignorer.

Diane Arbus. Auto-portrait. 1945.

Fuir la cage dorée

Diane Nemerov grandit dans le luxe des beaux quartiers de New York. Ses parents possèdent Russek’s, un grand magasin de fourrures et vêtements haut de gamme sur la Cinquième Avenue. Tout ce qu’il faut pour une enfance sans souci, en apparence. La famille habite au San Remo, l’un des immeubles les plus prestigieux donnant sur Central Park, un appartement de quatorze pièces où règne le velours et l’aisance bourgeoise. Mais elle parlera plus tard de cette période comme d’une « immunité », une bulle protectrice qui l’isolait de la vie réelle. Ce sentiment d’irréalité la ronge, nourrit chez elle un besoin viscéral de confronter ce qu’on lui cache, ce qui échappe à son monde aseptisé. Son frère aîné Howard, futur poète reconnu, partage cette soif d’ailleurs.

Pour approfondir votre lecture

Découvrez deux perspectives complémentaires sur l’œuvre de Diane Arbus : sa relation complexe avec Susan Sontag et l’héritage transmis par Lisette Model.

À dix-huit ans, en 1941, elle épouse Allan Arbus, qu’elle connaît depuis ses treize ans. Un premier geste de rupture, une tentative d’échapper à l’emprise familiale. Mais ce qui suit n’est qu’une autre forme de prison. Quand Allan revient de l’armée en 1946, formé à la photographie, ils fondent ensemble un studio de mode. Le succès est au rendez-vous : leurs images paraissent dans VogueGlamourHarper’s Bazaar. Allan maîtrise la technique, Diane insuffle les idées. Mais pour elle, chaque shooting devient un supplice. La mode, c’est l’illusion packagée, la beauté standardisée, tout ce qu’elle déteste. Patricia Bosworth, sa biographe, raconte les crises d’angoisse, les maladies psychosomatiques avant les séances. Diane ne supporte plus ce mensonge élégant. La photographie de mode, écrit Arthur Lubow, « commençait avec une prémisse de fantasme et cherchait à infuser ses scènes imaginées de détails réalistes. C’était faire les choses à l’envers. »

Diane Arbus. Jack Dracula. 1961.

En 1956, elle tranche. Fini la mode. Elle s’inscrit aux cours de Lisette Model à la New School for Social Research, et c’est là que tout bascule.

Lisette Model, ou la permission de transgresser

Lisette Model est une photographe autrichienne qui a fui le nazisme. Son travail, brutal et frontal, montre les riches vacanciers de Nice ou les habitants du Lower East Side sans la moindre complaisance. Elle n’embellit rien, ne cache rien. C’est exactement ce dont Arbus a besoin. Model lui donne des outils, mais surtout une permission : celle de photographier ce qui la trouble, ce qui la met mal à l’aise. « Plus une chose est spécifique, plus elle est générale », lui enseigne-t-elle. En se concentrant sur le singulier, on touche l’universel.

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