Ce sourire, Rafael Alberti s’en souvenait comme celui d’une jeunesse immortelle. Un sourire que Gerta Pohorylle portait au front de Brunete quelques heures avant qu’un char républicain ne la broie, le 25 juillet 1937. Ce regard malicieux qui traverse ses autoportraits, cette silhouette menue qui se faufilait entre les miliciens, tout cela a disparu sous les décombres de l’Histoire pendant plus de soixante ans. Gerda Taro n’était plus qu’un nom en note de bas de page, quelques lignes associées à Robert Capa, l’ombre d’une ombre. François Maspero le résumait en 2006 dans son essai biographique : elle avait subi le plus cruel destin que puissent connaître les ombres, celui de ne même pas être sa propre ombre, mais celle d’un autre.

Le 1er août 1937, par milliers, les Parisiens accompagnaient jusqu’au Père-Lachaise celle que les républicains espagnols appelaient affectueusement la pequeña rubia. Pablo Neruda et Louis Aragon prononçaient son éloge funèbre devant une foule où se mêlaient militants communistes, réfugiés espagnols et intellectuels antifascistes. Alberto Giacometti dessina pour elle une tombe ornée du faucon Horus, symbole de résurrection. L’ironie de ce choix iconographique ne se révélerait que des décennies plus tard : il faudrait attendre le début du XXIe siècle pour que Gerda Taro ressuscite véritablement. Neruda publierait quelques mois après ces funérailles son recueil España en el corazón, où se déployait sa colère face au saccage de la République espagnole, mais le nom de Taro n’y figure pas. Elle commençait déjà à s’effacer.
L’effacement d’une photographe de guerre pionnière
L’effacement débuta presque immédiatement après sa mort. En septembre 1937, Robert Capa convaincait les éditions Covici-Friede de New York de publier Death in the Making, un album d’une centaine de photographies réalisées en Espagne. La couverture portait le nom de Capa en grandes lettres, celui de Taro apparaissait en sous-titre, en caractères plus petits. Les images se mélangeaient sans distinction claire d’attribution. C’était le début d’une longue confusion qui transformerait progressivement Gerda Taro en simple compagne de Capa, en assistante talentueuse peut-être, mais jamais en photographe à part entière. Les archives de Magnum portent encore les traces de cette oblitération systématique : des tirages où son nom a été rayé au stylo, remplacé par la mention Copyright Robert Capa.

Gerda Taro et l’invention du mythe Robert Capa
Pourtant, cette jeune femme avait tout inventé. C’était elle qui avait créé le personnage du photographe américain Robert Capa quand André Friedmann vendait ses clichés au rabais dans le Paris de 1935. Elle qui avait compris qu’un pseudonyme anglo-saxon ouvrirait des portes que son statut d’exilée hongroise juive maintenait fermées. Elle qui se réinventa elle-même en Gerda Taro, prenant le nom de famille de l’actrice japonaise Kinuyo Tanaka pour mieux marquer sa liberté. À l’agence Alliance-Photo où elle travaillait comme assistante, elle devint sa propre agent, vendant les images de Capa à des tarifs deux fois supérieurs à ceux qu’il obtenait seul. Le stratagème fonctionnait si bien que les commandes affluaient. Quand la guerre civile espagnole éclata en juillet 1936, Gerda et André étaient prêts à partir témoigner.
Photojournaliste sur le front de la guerre civile espagnole
Ils arrivèrent en Espagne en août 1936 avec leurs Leica, ces appareils légers qui permettaient de photographier au cœur de l’action sans l’encombrement des chambres photographiques. Ensemble, ils inventèrent une nouvelle manière de couvrir la guerre, au plus près des combattants, dans les tranchées, sous les bombardements. Leurs images circulaient dans Vu, Regards, Ce Soir, signées conjointement Capa et Taro. Mais déjà, le style de Gerda se distinguait. Là où Capa captait l’instant du combat, elle s’intéressait aux corps civils déchiquetés, aux femmes en deuil, aux enfants jouant sur les barricades. Ses compositions formelles révélaient une attention particulière aux contrastes et aux angles de vue. Elle photographiait les miliciennes s’exerçant au tir sur les plages de Barcelone, les réfugiés fuyant les bombardements de Valence, ces vies suspendues entre l’ancien monde et le monde révolutionnaire qui ne viendrait jamais.

