Encore un enterrement pour la photographie
On a annoncé sa mort tant de fois que l’on pourrait croire à une blague de mauvais goût. La photographie serait morte dès sa naissance, condamnée par le soupçon qu’elle portait en elle : la reproductibilité infinie.
Walter Benjamin avait déjà diagnostiqué la perte d’aura dans l’ère de la reproduction mécanique. Roland Barthes l’avait transformée en objet de deuil dans _La Chambre claire_. Susan Sontag, dans _On Photography_, en avait dénoncé la logique de saturation et de spectacle. Et aujourd’hui, au temps des flux numériques et des images générées par intelligence artificielle, la ritournelle perdure : la photographie est morte.

Luc Delahaye semble avoir choisi d’en faire le constat avec une ironie glaciale. Ancien reporter de guerre, devenu artiste exposé dans les musées et galeries, il incarne ce passage : d’un médium conçu comme preuve vers un médium réduit à l’expression — comme d’un jus — de sa propre architecture.
Dans cette pratique de la photographie, il y a des réminiscences du minimalisme et de la réduction d’un médium à ses éléments. D’autant plus que la photographie numérique n’a plus pour composant une pellicule et la lumière, mais un capteur (hyper sensible aux photons, au point de dissiper l’obscurité !) et des pixels.
Les images monumentales de Luc Delahaye, qui à partir du 10 octobre 2025 seront exposées au Jeu de Paume, ressemblent à des stèles dressées pour célébrer non pas des événements, mais l’impossibilité même de les représenter. L’exposition devient veillée funèbre, le musée un funérarium, et Delahaye le maître de cérémonie de cet enterrement dadaïste.
D’ailleurs, outre le fait d’être monumentales, les photographies de Delahaye sont fréquemment sous-exposées, comme étouffées, le contraste fait défaut, un voile semble s’interposer entre l’image, son support et le « visiteur », car ici on est tenu, pour ainsi dire, à distance.
Ce qu’il y aurait à voir est étiolé, sans éclat, sans relief. La surface de l’image « imprimée » est ce qui prime. C’est un écran asséné entre l’image et son objet. Le sujet est là, ce n’est pas une photographie, c’est une gigantesque image, parmi les pléthores d’images.
Du reportage au monument, trajectoire d’un photographe
Delahaye entre à Sipa Press en 1986. À peine la vingtaine passée, il couvre déjà les zones de guerre : Liban, Afghanistan, ex-Yougoslavie, Rwanda. Son style est efficace, son regard frontal, son exigence documentaire intacte. Les années Magnum le placent aux côtés des grands noms du photojournalisme. Ses clichés, publiés dans _Newsweek_ et d’autres magazines internationaux, circulent comme preuves, comme empreintes directes de la réalité.
Mais ce regard s’use. La répétition des mêmes scènes — ruines, victimes, réfugiés — finit par banaliser l’horreur. La photographie de presse ne choque plus, elle se consomme comme une rubrique. Delahaye prend alors ses distances.

À partir des années 2000, il se détourne du rythme de l’actualité pour se tourner vers les murs des musées. Ses tirages deviennent immenses, parfois plusieurs mètres, présentés avec une froideur clinique. Ce n’est plus l’instantanéité du scoop, mais la solennité du monument.
